samedi 8 février 2014

Un distributeur rachète un des titres les plus emblématiques : le Washington Post. Où va-t-on ?


Jeff Bezos (photo by Patrick Fallon, Getty image)
Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon.com vient de racheter le Washington Post.
Il y a 40 ans, en 1972, deux remarquables journalistes du Washington Post mènent l’enquête sur Nixon et le Watergate. Nixon tombera. C’était pour le monde entier, la preuve avant Anonymous, Wikileaks et Mediapart de la force et de la nécessité d’un quatrième pouvoir. Mais derrière ce quatrième pouvoir au quotidien, il y avait des hommes, des familles qui croyaient en une certaine forme d’information.
La famille Murdoch ne croyait pas à la même information que la famille Graham à qui appartient le Washington Post mais ceux qui achetaient ces journaux faisaient confiance au type d’information que ces familles recherchaient. La famille Rossel n’aimait pas vraiment la même information que l’évêché de Namur et la famille Van Thillo n’aimait pas forcément en son temps, la même information que celle du très chrétien Standaard. Et alors ?
La presse était une presse d’opinion défendue par des hommes qui en avaient. Aujourd’hui, les choses semblent plus difficiles. Informer coûte cher et la famille Graham se débarasse de ce qui plombe les comptes de l’entreprise : l’info, dans un monde troublé par les nouvelles technologies.
Attendre que leurs éditions en lignes rapportent 400 millions de dollars comme pour le NewYork Times qui grâce à cela peut soutenir une équipe rédactionnelle forte semblait au-dessus de leur moyens. C’est alors qu’ils décident de vendre et que la mise est emportée par un nouveau riche, un de ces entrepreneurs venus du web qui a appris à gagner beaucoup d’argent en vendant tout moins cher que ses concurrents. Cette homme, c’est Jeff Bezos.
Il ne le fait pas avec l’argent d’Amazon mais avec le sien ce qui lui permet d’être agile, de ne pas devoir rendre de comptes à ses actionnaires, de prendre son temps et de rééditer ce qui a fait son succès avec Amazon: placer le client, en l’occurrence le lecteur au centre de toutes ses attentions pour que son expérience de lecteur soit la meilleure. Et je ne doute pas un seul instant qu’il fera de même avec les rédacteurs.
La presse d’information trouve-t-elle là  son vrai challenger ? J’ai la faiblesse de croire qu’il peut changer le paradigme d’une industrie en associant toujours les deux faces d’une même pièce : Jeff Bezos vend et permet de vendre, édite et permet d’éditer,  amuse et permet d’amuser, et maintenant il va informer et permettre d’informer.  Mais il va aussi changer la donne.
Comment ?
Rien n’est sûr, mais il changera la façon dont le lecteur interagit en permettant par exemple de signaler que “ceux qui ont lu cet article pense que…”
Comme dans Kindle, il vous indiquera ce que d’autres ont aimé dans un article et il permettra même d’y associer les commentaires dans le texte et pas dans un forum chronologique.
Il permettra sans doute le crowdsourcing en invitant ses lecteurs à financer un reportage sur tel ou tel sujet, rendant ainsi au quatrième pouvoir toute sa force. “Vous voulez savoir le fin mot sur Snowden et Big Brother ? Soutenez -nous, nous mettrons nos équipes dessus !”
Mais il permettra aussi de faire remonter l’information du public et prendre ainsi le rôle des agenciers, ces journalistes anonymes qui récoltent et disséminent l’information factuelle après l’avoir vérifiée.
Il soutiendra sans doute la dernière initiative du post, Background, où le lecteur est invité à participer avant, pendant et après le reportage. La socialnews que dialogfeed.com permet déja de réaliser pour des médias comme France 24 ou Telenet invite le lecteur ou spectateur à participer au débat par le canal de son choix, soit via le site de news, soit via son canal de prédilection, Facebook, Twitter, YouTube, Instagram, LikedIn, etc.
Mais je crois qu’il a surtout compris que des titres comme le Washington Post sont à même de créer des communautés d’une autre nature que celle des réseaux sociaux classiques : des sommes de communautés impliquées, des niches diraient les marketeurs.  Et cette implication associée à sa plateforme Amazon pourrait devenir un modèle pour l’industrie.
Jeff Bezos peut-il prétendre être le magnat de la presse de demain ? Analysons les forces en présence.
Il y a trois types de substituts à la presse actuellement:
1. les plateformes comme Twitter, LinkedIn, Facebook et You Tube,
2. il y a les portails comme Yahoo et AOL qui a repris le Huffington post et
3. il y a quelques indépendants tels que Vox et SayMedia, Mediapart, etc.
Qui dominera le marché de l’info dans les 20 ans qui viennent ?
Aujourd’hui, les grands gagnants sont les plateformes. Facebook, Twitter, Netflix, iTunes, You Tube et Amazon ont ensemble la part léonine du marché de l’attention accordée par le public au contenu. Ils ont la plus grosse audience et c’est vers eux que vont les dollars des abonnements et de la pub. C’est aussi de plus en plus, via les médias sociaux, les plateformes comme Twitter, Facebook ou LinkedIn que transitent les lecteurs de site de news. Ils y arrivent par ricochet. Mais aucune de ces entreprises n’est un groupe de presse qui construit son propre contenu original, ce sont des tuyaux par où passe le contenu de tiers, la plupart du temps, même si Amazon et Netflix prennent la route de la création de contenu  en lançant des séries télés qui leur sont propres et connaissent un incroyable succès.  Mais ils gardent du contenu tiers, comme les distributeurs ont leurs marques propres et des grandes marques sur leur rayons.
Contrairement aux empires médias, aucune de ces plateformes n’existe grâce aux points de vue qu’ils expriment comme c’est le cas pour les empires de presse. Ils se contentent d’être relativement effacé, neutre et d’amener le contenu vers les cibles les plus variées qu’ils agrègent. La plateforme est asexuée, pour le moment. Rien ne garantit se neutralité permanente. Dans l’empire des magnats, le contenu déterminait l’audience. Sur une plateforme c’est l’audience et rien que l’audience qui compte et qui est agrégée.
Les portails étaient  des plateformes, autrefois. On s’y connectait, on y avait un e-mail et ils offraient une page d’accès. Ces  trois éléments leur ont amené des audiences massives, ce qui les a amenés à créer du contenu. Le portail MSN est un bel exemple qui prend sa part du marché du contenu, de la pub et de l’audience. Ils se considèrent comme un média. Mais ils ont un problème d’audience. Ils ne gagnent pas vraiment leur audience.  On ne va pas spontanément dessus, on y va pour accéder à son mail. Et on ne change pas de mail parce que ça prend du temps et qu’on est paresseux. Une paresse qui n’empêche que le nombre de comptes mails liés à un portail a chuté de 30% entre 2008 et 2012 et que l’érosion se poursuit.  D’après ComScore, 70% du trafic sur les pages médias de Yahoo viennent de Yahoo Mail. La chute des comptes mails donne à ces plateformes des fondements plutôt précaires. On pourra y bâtir des châteaux en Espagne mais pas des empires média.
Les indépendants.
Portails et plateformes offrent des masses de contenu pour des audiences de masse. Mais  l’audience de masse se casse. Une approche massive ne permet pas une approche en profondeur et frustre donc une bonne partie de la population, celle qui compte, celle à qui on ne la fait pas, celle qui s’exprime et donne le ton sur les plateformes et dans les forums. Celle qui,  il y a deux siècles pamphlétaient, les 10% qui s’expriment aujourd’hui dans tout segment de population. C’est ainsi que Buzzfeed, Mashable, The Verge ont saisi l’opportunité pour apporter du contenu ciblé et sur mesure pour des audiences de niche. Les meilleurs d’entre eux se débrouillent et vivent. Ils sont grands assez pour être reconnus mais  sans doute pas assez grand  pour être encore là dans 20 ans. Il n’y a plus moyen de construire un avenir pour une entreprise média qui se limite à une niche si fort soit-elle sur sa niche. Il faudra pour survivre développer d’autres contenus dans d’autres niches. Une marque Media aura besoin d’un portefeuille de produits de niches pour survivre.  C’est le seul moyen d’avoir un revenu publicitaire premium et d’activer la marque sur d’autres flux de revenus. Mais bon, l’empire Disney a commencé avec une petite souris et c’est peut-être l’exemple à suivre. Sauf que les masses et les niches, c’est aussi le point fort de la distribution.
Que nous réserve l’avenir ? Aucun de ces trois n’emportera la mise. Celui qui s’imposera est celui qui réussira à prendre ce qu’il y a de bon dans chacun des modèles:
- il faudra avoir la distribution des plateformes, c’est-à dire attirer tout le monde sans donner une impression de masse.
- il conviendra d’ apprendre à servir une audience intéressante et fidèle pour l’annonceur (source de revenu) et le récepteur comme le font les portails. Bref,il faudra  jouer sur les effets réseaux.
-il sera impératif d’assurer l’allignement entre la force de la marque média et la force de son contenu comme le font les indépendants.
Bref, il faudra de l’audience, du contenu et une technologie du dernier cri. Ce n’est pas à la portée de n’importe qui. C’est un des atouts de Jeff Bezos. Il a l’audience et sait la gérer comme tout mass-retailer. Il a du contenu de plus en plus large dans lequel chaque niche trouve son bonheur. et en technologie, il a une certaine expérience. Ce qu’il a développé pour lui comme technologie se vend et se loue déjà à d’autres.
Voilà ce que ce marchand vient faire dans la presse. Un modèle adaptable au plan local ? J’en suis sûr. Mais il faut faire le grand saut créatif et stratégique.
©Pwillemarck

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